Comment la censure de Trump peut accélérer la mutation télévisuelle aux États-Unis
Donald Trump veut réduire au silence tous les médias ou programmes qui lui sont défavorables. Cette vendetta permanente pourrait renforcer les plateformes numériques, à commencer par YouTube.
• • • La version bullet points :
• Face aux attaques de Trump, non seulement les grands médias audiovisuels n’opposent aucune résistance, mais ils cèdent préemptivement à la première menace.
• Si Trump n’a pas théoriquement le droit de retirer des licences d’émission, l'administration dispose de multiples leviers pour mettre l’audiovisuel au pas.
• Cela se passe dans un contexte où la diffusion hertzienne et par câble s’effondre tandis que le streaming explose.
• Pour renforcer leur audience et surtout la rajeunir, stars et producteurs de TV pourraient migrer vers les plateformes qui offrent un reach énorme, de puissants moyens de monétisation, et surtout une protection juridique pour garantir la liberté d’expression.
• • • La version Longue
Pour un autocrate comme Donald Trump, la servilité des grands groupes audiovisuels américains est tentante. Il n’a fallu que quelques heures le 17 septembre pour que Disney ordonne à sa filiale ABC de mettre un terme à l’émission de Jimmy Kimmel qui avait dénoncé la récupération politique par MAGA de l’assassinat de Charlie Kirk. Kimmel avait l’intention de s’en expliquer le lendemain, mais les responsables du network ne lui en ont pas laissé l’occasion.
En une parfaite application du principe de capitulation prophylactique, le patron de Disney Bob Iger, pourtant réputé progressiste, a devancé l’ire de Donald Trump et a sacrifié Kimmel. Sa décision a été appuyée par celle de Nexstar, le géant des stations de TV locales, qui a décidé que ses 60 “affiliés” rediffusant les programmes de ABC, avaient choisi de “préempter” le créneau de Jimmy Kimmel pour y placer des programmes locaux. Un autre diffuseur essentiel à l’audience de ABC, le groupe Sinclair a fait de même, en exigeant que Kimmel s’excuse publiquement et qu’il fasse un don substantiel au mouvement “Turnout America” lancé par Kirk. Sur un plan financier, le show se trouvait d’un coup privé d’une grande partie de son reach national et donc des revenus publicitaires qui vont avec. Surtout, les dirigeants de Disney et d’ABC ont été paniqués lorsque Brendan Carr, le patron de la FCC (Federal Communications Commission) a brandi la menace d’une révocation de la licence de diffusion.
Disney n’a même pas cherché à se défendre. Le groupe a cédé avant la première salve. Il n’existe pourtant aucune base légale pour que la FCC supprime une émission d’information ou de divertissement. Dans une interview à Bloomberg, l’une des commissaires de la FCC, la démocrate Anna Gomez a été claire : “La FCC n’a ni l’autorité, ni la permission, ni la compétence pour s’attaquer à des contenus ou punir des diffuseurs, sur la base de propos qui déplaisent au gouvernement”. Le dossier n’aurait pas tenu une minute devant un juge.
Depuis quelques mois, les médias américains ont choisi de céder systématiquement à une administration qui multiplie les attaques. Ces derniers mois, CBS et ABC ont réglé à l’amiable deux actions en justice de la part de Trump — et qui étaient parfaitement plaidables — pour une quinzaine de millions chacune.
Les médias traditionnels ne sont pas épargnés. La semaine dernière, un juge de Floride a purement et simplement annulé une procédure lancée par les avocats du président assortie d’une demande de 15 milliards de dollars de dommages et intérêts. Le magistrat a estimé que la procédure n’avait aucune base juridique. En juillet dernier, le Wall Street Journal, devenu un quasi journal d’opposition (lire le portrait de son intrépide directrice de la rédaction Emma Tucker paru dans Le Monde), a eu droit à son procès dans le cadre de l’affaire Epstein, avec “au moins” 10 milliards” demandés par Trump (depuis, des documents produits par le Congrès ont accrédité les révélations du WSJ).
Mais Trump reste avant tout obsédé par la télévision façon années 80 avec les grands networks qu’il veut faire plier. Sur son réseau Truth Social, il promet d’avoir la peau des entertainers : Stephen Colbert a été viré par CBS pour cause, soit disant, d’audiences médiocres ; puis ce fut au tour de Jimmy Kimmel. Aujourd’hui sont explicitement dans le viseur : Jimmy Fallon (The Tonight Show sur NBC), Seth Meyers (NBC), ou Jon Stewart (The Daily Show, Comdedy Central, propriété de Paramount).
L’exécutif américain ne manque pas de leviers pour faire plier les grands networks. Leur structure capitalistique les rend d’autant plus vulnérables que tous ont des projets soumis à l’approbation du régulateur comme la fusion entre Paramount (propriétaire de CBS) et Skydance Entertainment, récemment approuvée après la mise au rencart de Colbert. Pour Nextstar (le diffuseur d’ABC, entre autres), il s’agit de faire sauter un verrou anti-concentration qui interdit à un réseau de toucher plus de 39% des foyers américains. Avec son acquisition prévue de Tegna Inc., la part de marché de Nexstar devrait passer à… 70% des foyers grâce à plus de 260 stations locales (auxquelles s’ajoutent 138 sites web et 229 applications mobiles servant ces marchés qui totalisent 220 millions d’Américains dans 44 états). Une énorme pénétration locale qui sera de facto au service de la machine MAGA, même si, chaque campagne électorale montre que les choix se font ailleurs qu’à la télévision (lire un précédent Episodiqu.es : Comment les "News Influencers" ont déplacé les audiences aux Etats-Unis)
Mais cette force de frappe va devoir compter avec deux formidables adversaires : YouTube et les plateformes de streaming. YouTube est regardé par 85% des Américains et de plus en plus sur le téléviseur familial ; sa structure démographique est bien plus jeune et donc bien plus intéressante pour les annonceurs. Le graphique ci-dessous, issu de Nielsen, reflète l’évolution des parts de marché des différents vecteurs audiovisuel aux Etats-Unis, en temps passé sur la période août 2024-août 2025. Avant la fin de cette année, il est certain que les audiences cumulées du streaming (YouTube compris) dépasseront les 50%.
Et la domination de YouTube est écrasante quand on regarde les usages agrégés, y compris par rapport aux networks ; Walt Disney possède ABC et Disney+, NBC Universal compte 18 marques audiovisuelles ; et Paramount Skydance a un profil comparable :
Un scénario de plus en plus souvent évoqué dans l’industrie des médias américains est la migration des stars des night shows vers YouTube.
Un Jimmy Kimmel lançant sa chaîne YouTube collecterait immédiatement une dizaine de millions d’abonnés avec, pour chaque émission, un score nettement supérieur aux 1,8 million de téléspectateurs qui le regardaient sur ABC ; il y gagnerait une audience bien plus jeune — ce qui ne serait pas difficile puisque aujourd’hui 90% de son audience a plus de 50 ans ; le prix unitaire de la pub serait certes nettement inférieur, mais les coûts de production s’effondreraient tout autant : au lieu de 180 personnes nécessaires pour produire son show, une quinzaine suffirait. Le moins qu’on puisse dire est que ça se regarde.
Ces oiseaux-migrateurs seraient-ils pour autant à l’abri du glaive vengeur de Donald Trump ? En grande partie oui. Un groupe comme Alphabet et sa filiale YouTube resteraient assujettis à la Section 230 du Communications Decency Act de 1996 qui exonère les plateformes numériques de toute responsabilité quant aux contenus qu’ils hébergent, une disposition dont Meta a usé et abusé pour monétiser formidablement la rage de ses utilisateurs. Au passage, Alphabet serait aussi à l’abri des foudres antitrust de l’administration puisque l’empire a échappé au démantèlement.
Cette mutation, si elle devait s’opérer, aurait un effet domino sur l’ensemble de l’audiovisuel aux Etats-Unis. Même si, aux dernières nouvelles, Disney serait en train de négocier le sort de Jimmy Kimmel, ce scénario migratoire est tout à fait plausible.
— frederic@episodiqu.es