Comment la crypto a attiré le grand banditisme
La France a connu une série de violences ciblant des professionnels de la crypto. Il est temps de reconnaître la toxicité structurelle de ce secteur qui n’apporte rien à l’économie réelle.
• • • La version bullet points :
• Le secteur de la crypto française est sous le choc des rapts et actes de barbarie dont il a été la cible.
• Aveuglé par leurs certitudes et leur idéologie libertarienne, les acteurs accusent les crypto-sceptiques ainsi que les médias de propager une image négative du secteur.
• Au départ une invention géniale — libre détention et circulation d’une monnaie virtuelle — la crypto a rapidement secrété ses propres toxines : spéculation effrénée, usage criminel favorisé par l’anonymat des transactions, création d’une oligarchie ostentatoire.
• Mais au lieu d’aborder les questions de fond, les entrepreneurs de la crypto célèbrent la dérégulation opérée par l'administration Trump pour qui la crypto est un fantastique moyen d’enrichissement.
• • • La version Longue
Les crypto-boys français sont traumatisés, et il y a de quoi. En quelques mois, leur secteur a été la cible d’une série d’attaques ultra-violentes avec des kidnappings assortis de mutilations. Le dernier épisode remonte au mardi 13 mai lorsque la fille d’un entrepreneur de la crypto a évité de justesse un enlèvement en plein Paris.
Aussitôt, les crypto-boys français ont mis en cause le climat du moment et, forcément, les médias. L’ancien journaliste Raphaël Bloch, devenu un apologiste des crypto via sa newsletter The Big Whale s’émeut sur X après une nouvelle violence au début du mois :
Trop, c’est trop.
Cette semaine, en pleine journée, en plein centre de Paris, le père d’un entrepreneur crypto a été enlevé contre une rançon en cryptomonnaies.
Après 48 heures de détention, il a été retrouvé par la BRI. Mais les ravisseurs ont eu le temps de le... mutiler.
C’est déjà la 2e fois en 2025 qu’un tel drame survient. Et si l’on élargit, c’est au minimum le 4e enlèvement touchant un entrepreneur crypto en moins de 12 mois — sans parler des nombreuses tentatives ratées. (...)
Ces attaques n’ont rien d’un hasard. Elles sont le résultat direct d’un climat toxique :
1️⃣ L’assimilation systématique des cryptos à la criminalité. Quand certains passent leur temps à dire que les cryptos servent avant tout à frauder ou blanchir, il ne faut pas s’étonner que de vrais criminels considèrent les entrepreneurs du secteur comme des cibles légitimes.
2️⃣ La réduction des cryptos à de la spéculation et au "casino".
Faire croire que les acteurs de la crypto ne sont que des spéculateurs revient à légitimer la violence contre eux. Si l’on pense qu’ils ont "gagné sans rien faire", alors quel mal y aurait-il à les voler ? à les faire chanter ?
Ce discours désinhibe les passages à l’acte. Et aujourd’hui, ce sont des vies qui sont en jeu.
En plus de la sécurité, c’est l’image même de la France qui est en cause.
Quel entrepreneur voudra s’installer ici si l’État ne les protège pas ?
🛑 Il est urgent que les autorités françaises changent de braquet.
👉 La sécurité des entrepreneurs et la fin du discours stigmatisant sur les cryptos doivent devenir des priorités.
Comme toujours en pareil cas, le secteur visé en appelle à la protection du gouvernement. Ce jeudi 15 mai, ses membres ont été invités à une réunion par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau (la liste des participants n’a pas été révélée de peur que les criminels en profitent pour mettre à jour leur spreasheet de cibles potentielles). Eric Larchevêque, cofondateur de Ledger (spécialisé dans les crypto-wallets, une des grandes réussites de la French Tech) sera sans doute présent. Son associé David Balland, ainsi que son épouse avaient fait l’objet d’un kidnapping d’une rare violence en janvier dernier.
Sur X, Larchevêque a dénoncé ce qu’il appelle “la mexicanisation de la France”. Le ministre de l’intérieur pouvait lui rappeler quelques vérités :
• Au Mexique la police est souvent de mèche avec crime organisé. En France, les rapts ont été traités efficacement par les enquêteurs et les forces d’intervention de la gendarmerie et de la police nationale, GIGN et BRI.
• Les chiffres de la criminalité montrent que celle-ci n’augmente pas en France.
• Les attaques contre les acteurs de crypto sont un phénomène mondial, avec des incidents observés partout, de l’Estonie à l’Asie.
Les crypto-entrepreneurs français ont certes de bonnes raisons de flipper mais ils seraient aussi bien avisés d'ouvrir les yeux sur leur industrie au lieu d’en promouvoir les aspects les plus caricaturaux.
L’image désastreuse des crypto-monnaies n’est pas le fait du hasard ou d’une faction néo-luddites aigris. Elle trouve sa source dans son évolution structurelle.
Au départ, la cryptomonnaie était une idée géniale : un protocole robuste d’échange monétaire, libre, décentralisé, à même de supplanter l’hégémonie des grandes banques — ruineuses pour les agents économiques les plus modestes, individus ou pays — à même de garantir des transactions frictionless, pratiquement à coût zéro. Un grand rêve techno-libertarien. Puis les choses ont dérapé dans toutes les directions et la crypto est apparue sous son vrai jour.
1. La crypto est devenue le vecteur privilégié de la corruption et de la délinquance financière. Il suffit de regarder un fil d’actu pour s’en rendre compte. Sur les 100 derniers articles de la rubrique cryptocurrencies dans mon fil anglophone d'Apple News qui collecte des centaines de sources, plus d’un tiers traite des dérives du secteur : arnaques en tous genres partout dans le monde, histoires de corruption, vols de portefeuilles virtuel, exonération des crypto-délinquants aux Etats-Unis, etc., le reste étant consacré à des annonces sur le secteur, souvent traitées comme des publi-rédactionnels.
3. Contrairement à ce que les crypto-boys (y compris en France) espéraient, Donald Trump est devenu le pire des promoteurs de leur business. En lançant ses propres coins tels que $TRUMP ou $MELANIA, et en incitant publiquement à leur achat, le président américain s’est offert un insurpassable moyen d'enrichissement personnel et familial “encore plus efficace qu’un compte en Suisse”, selon la formule du professeur de NYU Scott Galloway. Et on ne parle pas de peccadilles, mais de centaines de millions de dollars que tous ceux qui voulaient s’attirer les bonnes grâce du président américain lui ont transmis, en toute discrétion.
4. Car l’attrait principal des cryptos est évidemment la portabilité et surtout l’anonymat. Comme dans la série Billions, où les clés USB contenant des millions de dollars s’échangent comme des chouquettes, la circulation des crypto est parfaitement opaque. A condition de savoir gérer l’entrée (l’achat de crypto) et la sortie (la conversion de crypto en devises). Entre les deux, c’est open-bar. Acheter un appartement à Dubaï avec des bitcoins — pratique très prisée en France — est facile. Il y a pléthores de tutos sur internet pour organiser toute la chaîne, trouver les bons intermédiaires officiels et les experts qui permettront un montage parfait des transactions en passant sous le radar des autorités financières. Certes, il faut justifier l’origine des fonds correspondants à un stock de crypto. En principe. Comme le note au premier degré un tuto : “Vous ne dissimulez rien, simplement vous structurez vos opérations”. Avec de solides avantages comme l’effacement de la fiscalité sur les plus-values par exemple ou autres taxes.
5. Les facilités et l’infrastructure financière offertes aux professionnels de la crypto par les paradis fiscaux — Emirats, Malte et autres — a attiré l'œil des mafias qui y sont bien implantées. Il y a deux semaines le Wall Street Journal a raconté dans le détail la grande fête organisée autour de la conférence Token 2049 à Dubaï. Extrait:
Les plus grands noms de la cryptomonnaie et 15 000 de leurs plus fervents admirateurs ont célébré une nouvelle ère de liberté lors d’une conférence déjantée la semaine dernière à Dubaï, appelée Token2049. Eric Trump y est apparu et a promis de faire tomber les ennemis bancaires de sa famille.
Il y a moins d’un an, bon nombre des invités phares de l’événement étaient considérés comme des ennemis publics par le gouvernement américain et les régulateurs financiers. Ils étaient méprisés par Wall Street. L’un d’eux était en prison. Un autre en résidence surveillée. Plusieurs faisaient l’objet d’enquêtes criminelles.
Ici, Changpeng Zhao, fondateur de la plateforme d’échange Binance, qui a quitté une prison californienne en septembre, a salué des partisans enthousiastes. Justin Sun, milliardaire de la crypto, a présenté un nouveau fonds négocié en bourse (ETF) américain lié à la cryptomonnaie de son entreprise. Arthur Hayes, qu’un juge avait condamné à la résidence surveillée pour des infractions liées au blanchiment d’argent, a déclaré qu’il était temps pour l’industrie de passer à l’attaque.
Pour toutes les catégories de criminels, un secteur aussi ouvertement bling-bling est un puissant attracteur. Les crypto-boys n’ont pas eu la sagesse des discrets diamantaires d’Anvers ou de New York qui manient depuis des décennies un actif autrement plus précieux.
6. Mais à la différence du diamant, la crypto n’est pas éternelle, car elle est construite sur du sable. Les 16 430 différentes cryptomonnaies qui s’échangent sur 1273 plateformes (source CoinGecko) ne s’appuient sur aucun actif tangible. Elles sont un pur instrument spéculatif. Si leurs détenteurs décidaient du jour en lendemain que le cœur n’y est plus et qu’il est temps de vendre, cette pyramide de Ponzi à 3400 milliards de dollars (sa capitalisation actuelle), s’effondrerait en quelques semaines. D’où l’obsession des crypto-boys de connecter d’une façon ou d’une autre leur casino au système bancaire mondial pour en garantir la pérennité. Jusqu’ici les banques centrales ont freiné des quatre fers au motif qu’un crash sur les crypto, ponctuel ou durable, doit impérativement rester isolé et ne pas risquer de contaminer le reste de l’appareil financier. Ce souci est à l’origine de la politique jugée anti-crypto de l’administration Biden. Avec l’arrivée de Trump, jadis rétif aux crypto avant d’être convaincu par leur potentiel, tout a changé. Les poursuites contre les fraudeurs ont été abandonnées, tout comme les tentatives de réglementation (il est vrai mal conçues). En soutenant massivement le candidat Trump, les crypto-boys ont joué gagnant. Eric Trump pouvait sabler le champagne dans les desert parties de Dubai.
7. Les cryptos n’ont aucune utilité pour la société. Depuis longtemps, les entreprises de la fintech mondiale ont permis une réduction considérable des coûts de transfert de fonds. Les banques, toujours largement impopulaires parmi leurs clients, ont fait des efforts, un peu comme les taxis se sont améliorés suite à la déferlante Uber. Quant au géant Visa, il permet depuis le Covid d’acheter ses croissants grâce à son téléphone.
8. Les crypto comme monnaie de réserve ? Good luck with that. Donald Trump, sans trop réfléchir comme à son habitude, a promis de faire créer une monnaie de réserve en crypto. Pour le secteur, ce serait évidemment la consécration ultime et la certitude d’une survie dorée. Peu de chances que cela survienne quand on regarde l’instabilité structurelle de l’instrument :
• La volatilité annualisée du Bitcoin (qui pèse 60% du marché) oscille entre 60% et 100% ; elle est de 80% à 120% pour l'Ethereum, la monnaie concurrente ; par comparaison, un indice boursier comme le S&P 500 ne varie guère plus de 15% à 20% (le S&P 500 a incorporé depuis une semaine la plateforme d’échange Coinbase qui était accusée de fraude par l’autorité boursière américaine jusqu'à l’arrivée de Trump).
• Pour le Bitcoin, la crypto dominante, les variations quotidiennes sont de l’ordre de 5% à 10%. En mars 2020, le BC s’est effondré de 40% en une séance, tandis qu’en mai 2021 l’Ethereum a perdu 58% de sa valeur en deux semaines.
• Quant aux crypto marginales, c’est le roller-coaster assuré : en avril 2021, le Dogecoin a grimpé de 400% en une semaine avant de perdre 60% de sa valeur en deux jours.
• C’est sans compter les mouvements artificiellement créés par les émetteurs de certaines crypto qui font brièvement exploser la valorisation d’une “petite” crypto avant de vendre brutalement. Cette tactique, joliment appelée Rug-Pull (tirer le tapis), a pur effet d’enrichir une oligarchie d’initiés et de rincer le gogo.
Cette instabité rend quasi impossible le recours aux bitcoins à l’échelle d’un pays ou d’un secteur industriel. Le Salvador comme l’Argentine l’ont abandonné comme monnaie de référence, tandis qu’Elon Musk a abandonné la possibité d’acheter des Tesla en bitcoin.
La crypto est aussi fragile qu’un subprime de 2008 et a l'attrait d’un container de Fentanyl auquel on aurait attaché une caisse enregistreuse.
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Soyons clair : rien, absolument rien, dans les dérives de la crypto ne saurait justifier les violences qui visent les professionnels du secteur qui dans leur majorité ont créé des business solides et légitimes. On ne peut que compatir à leur angoisse et à celle de leurs familles qui vivent aujourd’hui dans la crainte. —
frederic@episodiqu.es
En très gros, les cryptos c'est le Far West. La différence est que dans le Far West du 19eme siècle les règles étaient les mêmes pour tous les aventuriers, elles se résumaient à la loi du plus fort. L'univers de la crypto a été créé en parallèle avec le monde financier traditionnel. Combien de temps les deux univers peuvent-ils cohabiter? Est-ce que les cryptos ne sont pas simplement à la finance traditionnelle ce qu'est le dark web (ou web caché) au world wide web? Les utilisateurs des cryptos et du dark web ne sont-ils pas souvent les mêmes?
Bien vu, et ceci a le grand intérêt de donner une vision sobre et sérieuse d'un secteur ou toute une série d'acteurs intéressés cherchent à enjoliver la situation