France Inter se désarrime de ses audiences
La chute des audiences de la première radio de France est significative. Elle révèle une déconnexion avec ses différents publics et une difficulté à se renouveler.
• • • La version bullet points :
• France Inter a perdu une part significative de son audience lors de la mesure de la rentrée effectuée par Médiamétrie : -6% en nombre d’auditeurs, -14% sur la tranche 7h-9h de la Matinale.
• La radio recule davantage que l’ensemble du média, à la fois en nombre d’auditeurs et en temps passé.
• Parmi les raisons (subjectives) : une nouvelle grille mal gérée et qui manque rigueur; la persistance des humoristes qui décrédibilisent le travail des journalistes ; des figures de l’antenne présentes seulement quatre jours par semaine ; un entre-soi qui finit par être toxique, tout cela sur fond d’une difficulté à se réinventer.
• • • La version Longue
Est-ce grave, docteur Médiamétrie ? La vague des audiences radio pour les mois de septembre-octobre révèle une érosion de la première radio de France.
• Perte de 6% du nombre d’auditeurs en audience cumulée par rapport à un an plus tôt. La baisse est deux fois plus forte que pour l’ensemble du média radio.
• L’audience cumulée d’Inter passe nettement en dessous de la barre des 7 millions (6,7 m contre 7,2 m en 2024), selon le communiqué de Médiamétrie
• La tranche matinale du 7/9 perd 14% de son audience (-300 000 auditeurs) à 1,89 million (détails sur PureMédias)
• La durée d’écoute par auditeur (2h01) a baissé de presque 10% alors que l’ensemble du média est stable à 2h45 (un chiffre misérable comparé aux plateformes numériques, mais c’est un sujet pour plus tard).
• Dans le même temps, la concurrence relève le nez : RTL passe la barre des 5 millions d’auditeurs en audience cumulée et Europe 1 renait de ses cendres avec une AC de 2,79 millions.
Je passe sur la progression des deux radios commerciales qui est largement le fait du mercato de l’été, avec pour Europe 1, le remplacement d’un bateleur vulgaire (Hanouna), par un ludion populiste venu de CNews (Pascal Praud). Pour RTL, l’effet télé a joué avec l’arrivée d’Anne-Sophie Lapix qui a occupé pendant huit ans le fauteuil du 20 heures de France 2. Pour ces deux radios, ces changements des calfatages neufs sur des navires qui prennent irrémédiablement l’eau.
Retour sur le cas de France Inter. Ce qui m’intéresse c’est la Matinale que j’écoute souvent entre ~6h30 et ~9h00. Je ne me prétends pas spécialiste de la radio — je laisse cela à mon ami Jérôme Godefroy (@jeromegodefroy) et quelques autres qui ont une longue expérience. Mon avis est simplement celui d’un fondu d’information.
A moins quatre éléments ont contribué au tassement de l’audience :
1. Une grille de plus en plus chaotique. La première partie, avant 7h00 reste immuable. C’est celle que j’appelle Les Gloussantes, car les femmes qui la tiennent pour l’essentiel (tant mieux) se sentent obligées de pouffer pour tout et n’importe quoi, le climax étant l’humoriste de 6h55, qui déclenche l’hilarité dès son premier mot prononcé. Daniel Morin, c’est son nom, est inégal (c’est la loi du genre), occasionnellement drôle ; en tout cas, c’est le moins politique de la bande des amuseurs du service public.
Ensuite on entrait dans le dur avec le journal de 7h00, généralement bien fait, puis un grand reportage — le service reportage d’Inter est excellent —, les “80 secondes”, toujours bien ciselée par Nicolas Demorand (absent en ce moment), une chronique tournante “en toute subjectivité”, la chronique musique d’Aline Afanoukoé, qui réveille son auditoire, dans le meilleur sens du terme, avec des choix musicaux éclectiques, servis avec enthousiasme et érudition (on y apprend toujours quelque chose).
Pour moi, le “lourd” de l’info démarrait à 7h30. Journal, édito politique de Patrick Cohen, édito éco de Dominique Seux, puis invité de 7h50 interviewé par Sonia Devillers et enfin l’humoriste de service. Ensuite le journal de 8h00, la chronique géopolitique de Pierre Haski et le grand entretien qui était mené conjointement par Léa Salamé et Nicolas Demorand qui maîtrisent leurs sujets.
Depuis la rentrée 2025, cet ordonnancement s’est détérioré. Pour une raison inconnue, l’édito éco a été déplacé à 7h20, et sa case de 7h44 a été remplacée par la chronique de Mathilde Serrell intitulée “Un monde nouveau”, titre qui ne veut rien dire. D’ailleurs, son contenu est indigent ; Serrell, c’est Oui-oui qui découvre la diversité d’internet qu’elle traite par la face anecdotique : des sujets rarement neufs, une chronique écrite au burin, confuse et mal sourcée. Le contraste avec la rigueur mordante de Patrick Cohen en est presque gênant ; lui cherche toujours à exhumer la statistique qui tue, la perspective historique pertinente qui va étayer une démonstration limpide. Il faut donc débrancher d’urgence Mathilde Serrell, lui trouver une remplaçante (les jeunes talents féminins ne manquent pas) ou, mieux, remettre Seux dans sa case initiale.
2. La seule quille de ce navire reste celle des humoristes. Si le créneau de 7h57 voit ses titulaires varier, le cahier des charges demeure immuable : se moquer de l’invité de 7h50, vicieusement si c’est une personnalité de droite, se gausser du libéralisme de Dominique Seux (horreur : il traite de l’économie, des marchés, des entreprises)et ancrer le positionnement à gauche de la station, avec des nuances variables selon l’intensité de l’actu sociale.
Un de mes étudiants de l’école de journalisme de SciencesPo avait un jour évoqué “la journaliste Charline Vanhoenacker…” qui occupait alors ce créneau de la marrade épaisse ; confusion pardonnable : la poissonnière belge était alors assimilée à une éditorialiste non officielle, mais officiellement de gauche.
Ces humoristes insérés dans une grande tranche d’info sont une plaie. Ils décrédibilisent le travail d’une rédaction qui reste sérieuse. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi les journalistes de la Matinale ne se sont jamais rebiffés (ou plutôt je ne le comprends que trop). En tout cas, la place des humoristes sur France Inter reste une exception française. Nulle part dans le monde, ils n’ont cette importance sur un média public.
3. Les dégâts de la semaine de quatre jours. Dans la matinale, seules deux journalistes sont à poste toute la semaine : la chroniqueuse musicale qui semble adorer son job, et Dominique Seux avec le Débat éco du vendredi, souvent intéressant, même si les thèmes sont assez convenus. Pour le reste de l’équipe, c’est la volée de moineaux. Certains sont off, d’autres vont se poser sur d’autres antennes de la télé. Il en résulte une désorientation du public. Mais cette semaine tronquée (accompagnée d’un scrupuleux respect des vacances scolaires) préfigure sans doute un nouveau rapport au travail. C’est bien le seul domaine où France Inter est à l’avant-garde.
4 . France Inter souffre aussi d’un entre-soi pesant. La liste des invités donne l’impression d’un club, couvrant un large spectre, mais nourri par le même vivier de personnes qui se connaissent et s’apprécient. Seulement, lorsqu’on écoute l’antenne et qu’est annoncée la liste des invités deux heures suivantes, la première réaction est de se dire “ENCORE LUI !” et de fermer le poste. Certes, il y a les contraintes d’équilibre imposées par l’Arcom et sans doute d’autres tectoniques internes dont il est difficile de mesurer les forces. Mais le matin, dès que l’actu le permet, on a envie d’être surpris par un choix audacieux, une personnalité hors du commun, un propos qui apprend, surprend, intéresse et fait réflechir. Ce sont des fondamentaux que France Inter, s’abandonnant à son autosatisfaction ronronnante, a oubliés. Il lui faut décaper cette croute conventionnelle et connivente et nous trouver d’autres talents comme Gérald Bronner (le sociologue qui officie le vendredi à 7h20), pour ne prendre que lui.
De façon sans doute injuste, personne n’est content. Certains en interne disent que France Inter a perdu son âme — on se demande bien laquelle. Les gens comme moi qui observent ce qui se passe à l’étranger, rêvent d’un service public solide, plus rigoureux, moins biaisé politiquement, moins complaisant avec lui-même, capable de se remettre en question, qui surprenne et stimule en cherchant à élargir son public et non à flatter uniquement son coeur de cible. France Inter doit innover en profondeur, pas seulement changer des têtes ici et là, et ce n’est pas son fort.
A leur décharge, rien de ce que font ces professionnels n’est facile. A bien des égards, ils forcent l’admiration. Au quotidien, il leur faut gérer les spasmes d’une actu rarement coopérative (mais terriblement répétitive) ; renouveler des angles de traitement, tirer à 7h50 le meilleur d’un rappeur ensommeillé ou contenir les éructations d’un politique qui ne rêve que d’un média aux ordres (ou nationalisé). Pour ces hommes et ces femmes, la bataille de l’info est d’autant plus rude qu’elle commence avant le lever du jour.
— frederic@episodiqu.es


