Pour une stratégie numérique dépassant la French Tech
Depuis quinze ans, l'agenda français du numérique confond les ambitions indispensables d’une politique industrielle avec le clinquant superficiel de la FrenchTech.
• • • La version bullet points :
• Au lieu d’un ministère ou d’un secrétariat d’Etat au numérique, il faudrait une délégation-commando rattachée au Président de la République.
• Celle-ci devrait – grande nouveauté – être composée d’experts sur les différentes facettes du sujet : scientifiques, technologiques, académiques, en lieu et place de Mozart du marketing et du growth (cf la nomination de Clara Chappaz, une caricature du genre).
• L’agenda devrait s’inscrire dans le long terme et surtout avoir une dimension européenne. Ce dernier point est d’une urgence absolue quand on lit les conclusions du rapport Draghi.
• • • La version Longue
A chaque nouvelle législature la même question : a-t-on besoin d’un ministère du numérique ? Ma réponse : oui, mais pas de cette façon. La titulaire nommée dans le gouvernement de Michel Barnier est Clara Chappaz. 35 ans, passée par l’Essec et un mastère à Harvard Business School ; elle était auparavant la lobbyiste en chef de l’aile de la FrenchTech, tendance “Mes-vielles-fringues.com”, le e-commerce de niche, mode, seconde-main... Elle est passée par Vestiaire-Collective (dont le nom sonne comme un backroom), et une autre recyclerie high-tech du même genre. Les talents de Clara Chappaz dans son domaine ne sont pas en cause. Elle est incontestablement compétente dans son secteur, super connectée, parfaite dans son périmètre. En revanche, c’est le choix de son profil qui pose problème.
Ce mardi 24 septembre, j’étais invité de la matinale de France Inter avec Aurélie Jean, PhD, scientifique, entrepreneuse, autrice, au CV impressionnant principalement basée à Los Angeles. Nos vues étaient alignées sur le sujet (l’échange est disponible ici).
Voici, avec plus de précisions, mes positions personnelles sur ces questions de politique numérique.
Cette représentation ne devrait se faire au niveau d’un ministère mais de l’exécutif avec toute petite équipe : 4-5 personnes pas plus : des profils scientifiques, techniques, académiques, flanqué d’un haut fonctionnaire calibre européen pour aider à la navigation céleste dans la galaxie administrative. Exclure une personne de la FrenchTech et de ses startups du e-commerce. Leur lobby est bien organisé, la presse tech le gratifie d’une génuflexion permanente (la transhumance annuelle vers le CES de Las Vegas, les events divers n’y sont évidemment pour rien). Celui qui n’a pas “le (la) ministre” dans son speed dial est un loqueteux.
L’objectif de cette Délégation présidentielle au numérique (appelons-là comme ça) doit s’inscrire dans le long terme : idéalement un accord politique avec les composantes “raisonnables” du spectre français (je vous laisse le définir). Le but est de s’entendre sur des grands axes pouvant survivre aux soubresauts politiques et aux nominations.
Les priorités doivent être les suivantes :
Formation. La France a une très belle école de maths (en témoignent les choix de Google et Meta d’installer de grands laboratoires d’I.A. à Paris ou encore le nombre de chercheurs qui signent des papiers importants), mais la France ne produit pas assez d’ingénieurs hardcore, des concepteurs de systèmes, des codeurs d’exceptions, des gestionnaires de grandes infrastructures. Cela signifie de revoir le système universitaire, de le réorganiser par pôles d'excellence, par discipline, etc. Rien que cette réforme réclame une large entente politique et une abnégation totale du titulaire.
Coordination Européenne. La France ne peut rien espérer faire seule. Certainement pas limiter le décrochage européen en matière de tech. A cet égard, le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’UE est flippant. Par exemple :
Aucune entreprise d’une valorisation supérieure à 100 milliards d’euros n’a été créée en Europe depuis cinquante ans, alors que 6 groupes valorisés à plus de 1000 milliards d’euros ont vu le jour aux Etats-Unis au cours de la même période.
En I.A., 75% des modèles de fondation développés depuis 2017 (les LLM entre autres) sont américains.
Les trois “hyperscalaires” américains (Amazon, Google, Microsoft) contrôlent 65% du cloud mondial.
Et la fuite bénéficie aux Etats-Unis : entre 2008 et 2021, 30% des licornes européennes se sont relocalisées ailleurs, principalement aux USA.
Il faut donc – et le secrétariat d’Etat au Numérique devrait y contribuer – créer une agence européenne sur le modèle de la DARPA américaine, l’agence du Pentagone qui organise les priorités technologies du pays dont il sous-traite la mise en œuvre, au moyen d’une commande publique ciblée. Ce dernier point est essentiel. Tous les opérateurs d’entreprises de Deeptech s’accordent sur le fait qu’il faut en finir avec la cataracte de subventions dont la France est championne et remplacer ce système par des commandes directes aux entreprises : une entité d'État veut développer un projet, elle organise un appel d’offres, sélectionne des candidats, avec une due diligence sévère, mais sans a priori sur la taille ou la jeunesse des soumissionnaires. A partir de là, on leur assigne des livrables avec des étapes, et les paiement adéquats. Triple avantage : cela donne de la visibilité aux startups, rassure leurs investisseurs, et permet à la fois récurrence et augmentation du périmètre si la collaboration est fructueuse. C’est exactement comme cela qu’est né SpaceX, où il a fallu un certain culot au donneur d’ordre pour passer un petit contrat à cette jeune entreprise de Los Angeles au début des années 2000 alors qu’elle n’avait aucun track record dans le spatial.
La création d’une DARPA européenne —avec ou sans le “D” de defense – aurait dû être le grand œuvre de Thierry Breton. Au lieu de cela, le commissaire européen (2019-2024), laissera l’image d’un obsédé de la réglementation. Il aura, jusqu’à la caricature, passé son temps à tenter de mettre en coupe réglée les innovations des autres, à commencer par celles venant des Etats-Unis, sa bête noire. L’Europe souffre déjà d’une sur-réglementation chronique avec une centaine de dispositions pour la seule tech auxquelles s’ajoutent… 270 autres lois propres aux pays membres. La première tâche de Breton devait être de simplifier tout cet écheveau juridique, il a fait l’inverse.
Si Thierry Breton a su gérer des dossiers cruciaux pour l’Europe – COVID, aide à l’Ukraine – sa contribution au développement technologique de l’UE est proche de zéro. Idem pour sa collègue Margrethe Vestager, elle aussi une possédée de la réglementation, mais qui agissait avec des années de retard par rapport à la Big Tech qu’elle rêvait de mettre au pas. Ce faisant, l’Europe n’a pas fait mieux que les Etats-Unis, et a laissé se développer en France les excès du e-commerce (contré par le RGPD devenu une référence partout dans le monde), mais elle n’a pas limité le cancer des réseaux sociaux et ses effets néfastes sur l’état mental des adolescents. Et pour en revenir au sujet, aucun des ministres du numérique qui se sont succédés en France n’a eu le moindre effet sur cette politique.
Une agence numérique européenne n’est même pas dans les cartons. La seule initiative vient d’une fondation indépendante avec la création de JEDI (Joint European Disruptive Initiative) menée avec énergie par André Loesekrug-Pietri, un ingénieur multi-talents, mais la pente est raide et, pour le coup, le soutien du gouvernement à ce qui se rapproche le plus d’une DARPA européenne est nettement insuffisant.
La France, et l’Europe, doivent plus que jamais s’inspirer des quatre recettes qui ont fait le succès de la tech aux Etats-Unis :
1 . Une commande publique bien ajustée qui mette les jeunes entreprises sur un pied d’égalité avec les gatekeepers technologiques nationaux (contre-exemple dans le New Space où les grands groupes ont toujours cherché à exclure les startups françaises).
2 . Un réseau académique d’exception avec des centres d’excellence (Stanford, Berkeley, Carnegie Mellon, Cornell, Georgia Tech, MIT…). Rien de tout cela en Europe où le tissu académique est globalement moins performant et trop peu intégré. Selon le rapport Draghi : “Si on se base sur le volume de publications dans les grandes revues scientifiques, l’UE a seulement trois institutions figurant dans le top 50 mondial, contre 21 pour les Etats-Unis, et 15 pour la Chine”.
3 . Un accès au capital unique où les Etats-Unis continuent d’aspirer les flux financiers mondiaux : ils capturent 61% du financement global des startups d’I.A. contre 17% pour la Chine et seulement 6% pour l’Europe.
4 . Une immigration sélective qui a contribué de façon décisive à la suprématie de la tech américaine : 55% des licornes américaines ont au moins un immigrant parmi leurs fondateurs ; ils comptent pour 70% du management de ces entreprises dont la valorisation cumulée est de 168 milliards de dollars. Et nombre de géants du numérique ont été créés par des personnes nées en dehors des Etats-Unis. Parmi elles : Google, SpaceX et Tesla, Nvidia, Instacart, Databricks…
Ces principes montrent leur efficacité depuis plus de quarante ans – même si on peut regretter qu’ils n’aient pas contribué à une évolution plus large de la société américaine en pleine déliquescence.
Alors, une délégation numérique ? Oui ! A condition d’y mettre les bonnes personnes, de lui assigner des missions ambitieuses s’inscrivant dans le temps long, et d’en faire autre chose qu’un gadget de communication.
— frederic@episodiqu.es
Merci pour ce post Frédéric pour ce post et ces réflexions.
Le point majeur que l'on oublie dans les débats est la performance des investissements VCs. La focale est souvent sur l'entreprise et les entrepreneurs, et on oublie dans le mix les VCs. Mais on parle d'écosystème donc il faut s'occuper de tous les "animaux" de cet écosystème. Si un des maillons flanche, alors tout l'écosystème peut s'écrouler. Or personne dans la "Frenchtech", le gouvernement, les médias et divers experts et commentateurs oublient de regarder du côté du DPI, des sorties et donc de la performance financière. La preuve est que personne n'ait capable de répondre à une question simple et centrale au "startup game" : Quelles sont les startups VC-backed françaises qui sont sorties à plus de 1 milliard d'euros sur les 20 dernières années ?" (j'ai récemment posé cette question à un "grand" professeur d'une grande école très connu, expert du sujet startup, innovation et VC, et lui aussi ne connaissait pas la réponse).
La réponse se trouve dans ma dernière étude et j'ai découvert que la France est seulement à la 10ème position en Europe. Il y a donc un gros problème qui n'est pas encore à l'ordre du jour. C'est inquiétant :(
Voici le post, et j'espère que l'on pourra échanger un de ces jours : https://thevcinsider.substack.com/p/le-championnat-europeen-du-vc-game
Très bonne analyse dont on rêverait que les politiques puisse s'en inspirer et adopter une approche un peu plus sensée face aux enjeux du numérique. Par contre je suis surpris que ni dans l'article, et ni dans la chronique ne soit mentionné la question de la souveraineté (nationale ou européenne) qui semble être au centre d'une stratégie d'indépendance aux GAFAM (ne pas oublier le "M" de Microsoft qui a largement rattrapé son retard sur la partie Cloud vis à vis d'Amazon).