“Put your soul in your hands…”, ou comment la flemme gâche un sujet poignant
Le film de la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi sur une jeune photographe palestinienne à Gaza s’abandonne à une esthétique flemmarde conforme aux dérives du journalisme actuel.
• • • La version bullet points
• Consternation face à ce documentaire bouleversant, mais bâclé jusque dans ses moindres détails (qu’il faut tout de même aller voir).
• Ce laisser-aller est l’illustration de la plaie actuelle du journalisme : la flemme, l’abandon à la facilité, l’à-peu-près maquillés en choix conceptuel — ou éditorial.
• La cause est la crise de leadership dans les rédactions, mais aussi la reddition face aux deux forces qui ont émergé ces dernières années dans les médias : le poids de la comm et les réseaux sociaux qui devenus co-rédacteurs en chef des médias.
• • • La version Longue
Pour une fois, parlons cinéma… pour parler du reste. Vendredi soir, j’ai interrompu la rédaction d’un post sur le décrochage de l’Europe dans l’IA, pour aller voir le film de la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi. Le thème : un dialogue via WhatsApp avec une photographe gazaouie de 24 ans, prise dans le terrifiant huis-clos de l’enclave palestinienne. Le film s’appelle Put your soul on your hand and walk dont le titre vient de la phrase que se répètent la jeune femme lorsqu’elle s’aventure hors de chez elle, avec en bruit de fond les drones israéliens qui surveillent et ciblent.
A priori, le documentaire a tout pour m’intéresser : le regard de Fatima Hassouna, jeune photojournaliste racontant son enfer quotidien, un traitement original dicté par les circonstances, une réalisatrice iranienne exilée depuis 45 ans et qui a connu les geôles des mollahs.
Comme on s’y attend, les conversations sont chaotiques et hachées par des interruptions constantes. Cet élément-là, que l’on saisit assez vite, est bien appuyé par l’auteure dont le montage est aussi exaspérant qu’un appel dans une zone désertique.
On a envie de tout savoir sur Fatima Hassouna. Elle est touchante d’optimisme, de rêves d’un futur meilleur — elle qui n’a jamais quitté Gaza. Elle montre sa famille, ses petits frères, sœurs et neveux. Tous sont souriants. On a envie de l’entendre parler de ses photos — toutes très fortes, elle a incontestablement du talent. Mais au lieu d’un minimum de travail journalistique, Sepideh Farsi s’exprime comme dans un groupe de thérapie californien. Guimauve compassionnelle, à chaque conversation, ah ma pauvre chérie, comme c’est dur, tu souffres, c’est injuste tout cela… Désolée, j’ai tardé à t’appeler car je rentre du Maroc et là je viens d’arriver à Florence. Elle s’interrompt pour ouvrir à ses chats la porte de sa magnifique barraque. Pour Sepideh Farsi, la vie aussi est une tartine de harengs.
Fatima lui oppose son éternel sourire, ne se plaint pas, si ce n’est pour dire au détour d’une phrase qu’elle rêve d’un morceau de poulet et d’une tablette de chocolat qu’elle n’a pas goûté depuis un an. Au fil du documentaire, on voit son visage se creuser, elle ravale ses larmes lorsqu’elle raconte la mort de sa cousine tuée par un drone à quelques centaines de mètres de là. Son visage s’éclaire lorsque début 2025, la réalisatrice lui apprend que le film a été sélectionné pour le Festival de Cannes.
Fatima ne verra jamais la Croisette. Elle et sa famille ont été tuées dans leur sommeil par une frappe israélienne.
Ce qui dérange dans ce film, c’est son côté bâclé. La réalisatrice a pris le parti de l’esthétique flemmarde : un iPhone parkisonnien qui en filme un autre, avec un éclairage pourri, une mise au point de presbyte, des reflets incessants, aucun soin apporté à l’image, pas la moindre amélioration de l’audio médiocre de WhatsApp. Le plus intéressant sont les messages vocaux laissés par Fatima qu’on aurait aimé en voix off pour commenter ses terribles photos. Mais il aurait fallu les monter pour leur donner du sens.
Sepideh n’est pas la première à être contrainte de filmer son sujet à distance. Mais ce genre, déjà rugueux, ne supporte pas le supplément d’amateurisme dont elle a affublé son documentaire. Pour cela, on lui en veut. Comme on en veut aux producteurs qui ont dû se triturer complaisamment les neurones pour revendiquer cette esthétique salopée. Ils ont bâclé ce film. Pire encore, ils n’ont pas respecté une héroïne aujourd’hui ensevelie dans les décombres d’un Gaza en ruines.
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Quel rapport avec les sujets que je traite habituellement dans Episodiques? Je vois dans ce laisser-aller l’illustration de la plaie actuelle du journalisme : la paresse, l’abandon à la facilité, l’à-peu-près érigés en choix conceptuels — ou éditoriaux. Ce travers est bien plus prégnant en France que dans le journalisme anglo-saxon, rigoureux et maîtrisé. Une question de leadership éditorial plus que de moyens. Les dérives sont multiples : multiplication des micro-trottoirs qui lardent les traitements des journaux radio et télé ; invités permanents des mêmes experts capables, avec une assurance roc-solide, de sauter de l’Ukraine à Charlie Kirk ; désintérêt total pour la nuance et la complexité.
Dans la presse, généralisation des interviews questions-réponses, rarissimes chez nos confrères étrangers, surabondantes chez nous au point que certains hebdos en publient parfois plusieurs par numéro sans que cela gêne grand monde. Les rédacteurs en chefs sont ravis, car c’est souvent un renvoi d’ascenseur ou un coup de main à une notoriété connivente. Les communicants sont aux anges car l’info est contrôlée au poil près. “Bon, l’interview d’Edouard Philippe, on l’aura dans l’après-midi, je crois qu’il est rapide à relire”, ai-je entendu dans une rédaction. Ou une conversation captée entre un rédacteur en chef dans un quotidien et un communicant ami, “t’inquiète pas, j’ai relu leur enquête, il n’y à rien, ton patron peut être tranquille”... Et c’est bien pire dans la presse régionale dont les rédacteurs en chef remplissent les colonnes comme une petite vieille coche sa liste de course. Un communicant me confiait rédiger souvent les questions que posera le journaliste, et, tant qu’on y est, suggérer des réponses. “En général, ils collent au script, se marre-t-il. Tout le monde y gagne : le journaliste, mon client et moi qui avons fait passer le message…”. On continuera donc longtemps de se lamenter sur le baromètre annuel de La Croix sur la confiance dans les médias.
Sur le même registre de la facilité, il y a la publication des “bonnes feuilles” des livres du moment dont on va faire une “cover” pour un magazine ou une double-page dans un quotidien. Certaines rédactions les présentent parfois comme une exclusivité, alors qu’il ne s’agit que d’un arrangement avec un éditeur de la place — chez qui mitonne souvent une proposition de livre ou un manuscrit du journaliste ou d’un de ses hiérarques. Un échange de bons procédés qui laisse de côté le lecteur, lequel finit par se détourner de titres dominés par des interviews de complaisance et un essai tronçonné en quelques tranches de pudding.
Soyons juste : il subsiste dans les médias français, qu’ils soient audiovisuels ou écrits, des ilôts bien identifiés de talent ; des gens qui font leur travail avec sérieux et courage. Mais c’est devenu l’exception.
Ces choix traduisent aussi une reddition face aux deux forces qui ont émergé ces dernières années dans les médias : la comm et les réseaux sociaux qui sont désormais les co-rédacteurs en chef. Les premiers sont incarnés par les agences de communication dite “stratégique”, celles qui façonnent l’image et recousent une réputation en lambeaux. Elles sont toujours plus professionnelles et promptes à placer un message attractif (vendeur) pour le média, et bénéfique à leur client ; ce n’est pas un hasard : elles comptent de plus en plus d’anciens journalistes expérimentés dans leurs rangs. Pour les réseaux sociaux, on écoute le “bruit” sans nécessairement s’épuiser à y déceler les signaux faibles (il est vrai que c’est du boulot et c’est souvent difficile à vendre à une hiérarchie distraite). Les influenceurs de l’info influencent des relais médiatiques de plus en plus influençables.
On pourrait se contreficher de ces travers s’ils n’étaient que le symptôme d’une industrie en déclin. Après tout, la faillite de l’industrie de l’information, c’est la décimale dans les statistiques de l’emploi. Mais la santé des médias est théoriquement consubstantielle à la vitalité du débat démocratique. Là où les médias disparaissent — par exemple dans les news deserts aux Etats-Unis — le débat est confisqué par les médias partisans et les réseaux sociaux qui fracturent toujours plus le pays.
Quel que soit le vecteur de l’information — médias classiques, documentaire — l’heure n’est surtout pas à l’abandonnisme.
— frederic@episodiqu.es