Retour sur “La conjuration des tech bros”
Beaucoup de réactions et commentaires après la publication de ma série dans Les Echos sur la nouvelle oligarchie technologique aux Etats-Unis. Poursuite de la discussion.
La semaine dernière j’ai publié dans le quotidien Les Echos, une série de cinq articles décrivant les sombres desseins de la broligarchie technoïde américaine.⬇︎
Parmi les réactions, questions et commentaires, voici ceux qui me semblent les plus intéressants :
La dérive des tech bros était-elle prévisible?
Certains, dont je fais partie, ont été surpris par l’ampleur et l’intensité du ralliement à l’idéologie MAGA ; je n’ai jamais eu d’illusions sur les motivations profondes des entrepreneurs de la tech. Certes, ils aspirent à faire du monde une “better place”, mais avant tout pour eux-mêmes : argent et pouvoir comme validation ultime de leur talent.
Dès les premiers jours de la présidence Trump, d’illustres barons de la tech ont adopté le vocabulaire revanchard du président, promettant des jours difficiles à tous ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. Il suffit par exemple de dérouler le fil “X” de Marc Andreessen pour prendre la mesure de sa vindicte. Pourtant, comme la plupart de sa troupe, il penchait nettement du côté démocrate. En 2016, il avait pris fait et cause pour Hillary Clinton contre Donald Trump, insistant sur son soutien aux positions de la candidate sur la science, le marché libre et… l’immigration, en tout cas pour la tech : “L’idée de saper le flot d’immigrants vers la Silicon Valley me rend malade”, dit-il. Depuis, le portefeuille de cryptos de sa firme de capital-risque a16z a souffert de la tentative de l’administration Biden de réguler le secteur, ce qui l’a considérablement énervé.
Moins surpris est Gilles Babinet, chroniqueur prolixe de la tech. Dans son livre Comment les hippies, Dieu et la science ont inventé internet (Odile Jacob, 2023), il raconte la lente dégradation des valeurs fondamentales qui avaient façonné les débuts de l’ère numérique, l’envolée du cynisme, l’optimisation fiscale à outrance, la militarisation de l’internet (ou plutôt sa remilitarisation), les pratiques prédatrices généralisées, même chez les grands CEO qui rappellent, l’air pénétré et les mains jointes, les grands principes censés guider leur action…
“L’idéal communautaire, qui fut consubstantiel à l’idéologie techno-hippie californienne des années 1970, n’existait plus. La notion de communauté même était devenue une élucubration dégradante ; la mythologie reaganienne s’est entièrement structurée autour de la notion d’émancipation individuelle. (...) L’entrepreneuriat, l’élévation sociale, la réalisation de soi étaient et restent aujourd’hui des valeurs largement issues de cette révolution conservatrice. Et Internet, pensé pour créer des communautés autonomes, devenait désormais un puissant auxiliaire du projet politique néo-conservateur. (...) Plus de quarante ans après avoir été inventé, où sont les processus qui permettraient de diffuser l’éducation aux masses dans les pays en développement, à coût marginal ?(...) Où en est-on d’une distribution plus équitable des richesses créées ? Où est le système de santé également accessible à tous ? Même aux États-Unis, épicentre des technologies informationnelles, cette révolution médicale numérique qui nous avait été promise dès les années 1990 n’a pas eu lieu”.
Dans sa chronique hebdomadaire des Echos de la semaine dernière, Gilles Babinet resitue les limites du techno-solutionnisme au regard des fondamentaux de la démocratie :
“L'idée de lois auto-exécutables, de votes instantanés et de décisions publiques optimisées par des algorithmes, popularisée notamment par les aspirations décentralisatrices des technologies blockchain (dont Satoshi Nakamoto fut le pionnier avec Bitcoin), est en outre ancienne. Elle promettait à première vue une efficacité accrue, une transparence radicale et une fin de l'arbitraire. Pourtant, cette vision est une méprise fondamentale sur la nature de la démocratie. Elle ignore que la concertation, inévitablement plus lente et parfois chaotique, est intrinsèque à son maintien. C'est dans le frottement des idées, la négociation des compromis et la reconnaissance des dissensus que réside la force d'une société démocratique, bien loin de la binarité implacable du code. La démocratie n'est pas une question d'efficacité, c'est un exercice d'inclusion”.
Ceux d’entre nous qui ont eu la chance d’être aux avant-postes de la révolution numérique au tournant des années 2000 ne peuvent qu’être affligés par la montée de ce que le journaliste Gil Duran appelle The Nerd Reich ; on a l’impression d’avoir été floués… Pour ma part, je considère que le point de départ de cette dérive est l’avènement de Facebook, créé par un cynique frustré (mais surdoué), et qui a su s’entourer de gens partageant ses contre-valeurs. Les dégâts sur la santé mentale des ados, la fracturation systématique des démocraties sont à mon sens bien plus dommageables à la société que les perfectionnements de l’hyper-surveillance mise en place par Palantir.
Quelle est la pérennité de ce mouvement incarné par les broligarques?
Tout dépend de la solidité des verrous réglementaires mis en place par l’administration Trump. Prenons les cryptomonnaies qui sont pour une grande partie à l’origine de la révolte de l’élite de la tech contre les Démocrates. Trump a donné au secteur tout ce qu’il souhaitait avec son Genius Act qui va permettre aux banques d'entrer dans la farandole. D’où le rallye extraordinaire du bitcoin (+64% depuis l’élection de novembre), un élan que personne ne voudra casser. Idem pour l’IA, objet d’un vaste plan de la Maison Blanche qui libère le secteur de la plupart des contraintes réglementaires et dont le but affiché est de garantir la suprématie américaine sur l’IA. Même chose : aucun candidat démocrate ne prendra le risque de remettre en question un pitch aussi rutilant.
Mais le cimentage de l’ère des tech bros dépendra du futur de l'administration républicaine.
Mon pari personnel (il faut bien prendre des risques) est que Donald Trump ne terminera pas son mandat. A 79 ans, il n’est pas en grande forme, son déclin cognitif et ses autres problèmes de santé sont de plus en plus visibles ; l’affaire Epstein a fait des dégâts jusque dans son camp ; il a théoriquement gagné la guerre commerciale, mais celle-ci ne sera pas sans effet sur le plan intérieur (faillites, inflation) ; il n’a remporté aucun succès sur le plan diplomatique, et les élections de mi-mandat s’annoncent incertaines.
Chez les Démocrates, on renoue peu à peu avec la réalité : “parlons programmes éducatifs dans les écoles plus que toilettes pour les transgenres”, avertit Rahm Emanuel, candidat probable à la présidence. Son CV est impressionnant — ancien directeur de cabinet de Barack Obama, élu au Congrès, maire de Chicago, ambassadeur au Japon — son discours détonne dans le camp démocrate, au point que certains le juge trop réac (les Dems ne devraient pourtant pas faire les difficiles) ; Emanuel mérite en tout cas qu’on s’y intéresse (il était l’invité du podcast de Bari Weiss la semaine dernière).
Mais vaincre une vague MAGA 2.0 s’annonce rude. Celui qui incarne le mieux cet axe est le vice-président J.D. Vance. Il promet une stabilité politique et un cap idéologique en béton (et effrayant) ; il est calme, sans scrupules, brutal (cf séquence avec Zelinsky à la Maison Blanche) ; il est aussi foncièrement anti-européen (cf son discours à la conférence sur la sécurité de Munich en février). On le voit donc assez bien partie prenante dans un deal dont Trump à le secret : le président part avec les honneurs (sort of), assortis d’un pardon complet et entier couvrant toutes ses frasques.
Incidemment, J.D. Vance est dans la pogne de la broligarchie qui ne manquera pas de le lui rappeler le moment venu. S’enclenchera alors une nouvelle vague de déréglementations tous azimuts — plus aucune entrave sur la puissance des modèles d’IA, généralisation du nucléaire (revendication majeure des broligarques qui veulent une énergie ultra-cheap), assouplissement des lois antitrust et des contraintes environnementales ; création de nouveaux instruments financiers à base de cryptomonnaies (donc retour à une forme d’argent gratuit qui a permis l’émergence des mastodontes de la tech), large ouverture du complexe militaro-industriel au secteur de la defense tech… Tel est le plan total growth que tous attendent d’un JD Vance dont les tech bros auront la télécommande.
Bien sûr, il y aura des embûches : il faudra gérer la brusque contraction de l’emploi dans le tertiaire et la dévastation du secteur manufacturier consécutives au rapprochement mortifère de l’IA et de la robotique. Celui-ci va dépeupler des usines et remplacer les blue collars par des robots, avec des chaînes de fabrication fonctionnant dans l’obscurité puisque dépourvues de personnel, comme les dark factories chinoises. Comme je l’explique dans la série des Echos, les broligarques comptent sur les immenses profits nés de cette libéralisation ultime de l’économie américaine pour amortir le choc avec un projet de revenu minimum universel que beaucoup défendent, aussi financé par une optimisation drastique de la dépense publique.
Le modèle est-il exportable ?
En tout cas, il ne manquera pas de séduire. Il suffit de se remémorer l’intérêt suscité par le programme DOGE qui promettait des coupes à la serpe dans les dépenses publiques américaines (l’échec personnel de Musk ne doit pas masquer le fait que le programme se poursuit dans l’ombre avec des opérateurs plus posés). Et puis il faut aussi compter avec les idiots utiles comme les crypto-boys européens, davantage des influenceurs incultes que des investisseurs réfléchis, mais dont l’enthousiasme béat met la pression sur le système bancaire, lequel est terrorisé à l’idée de rater le train des crypto, tandis que les banques centrales et la BCE pataugent dans la création d’un euro numérique.
On peut aussi supposer que l’hyper-croissance américaine façon J.D. Vance organisera une nouvelle sorte de soft power largement confié au secteur privé pour reconstituer la sphère d’influence américaine. La Gates Foundation a montré l’impact de quelques dizaines de milliards de dollars bien ciblés dans la santé publique et certains imaginent un système porté à une échelle de 10x ou 100x.
Qu’est-ce qui peut contrarier ce processus ?
La seule barrière serait à mon sens un sursaut européen, tout spécialement dans le domaine de la recherche et de l’innovation, couplé à un système socio-éducatif plus performant (regarder vers le Nord de l’Europe plus que vers la France dont le modèle est bout de souffle) qui renforcerait l’attractivité de l’UE. Soyons honnête, c’est une prophétie auto-réalisatrice. L’Europe est terriblement en retard dans les technologies de rupture, elle n’a jamais été en mesure de construire une structure se rapprochant de la DARPA — l’Agence de recherche du Pentagone à qui la tech US doit son succès, elle tend à l’oublier —, elle n’a pas mis en place de réel programme d’accueil des cerveaux américains qui fuient la posture anti-science de l’administration Trump et Bruxelles n’a jamais été capable de créer un marché unique des capitaux indispensable à l’émergence d’un vrai tissus de capital-risque en euros.
Il faut la foi du charbonnier pour rester un européen convaincu. Le seul réveil possible passe par une alliance informelle entre quelques pays (France, Allemagne, pays nordiques) qui ré-incluerait la Grande-Bretagne en se délestant (sans le dire) de la bureaucratie européenne. On peut rêver.
— frederic@episodiqu.es