Avec leur “IA Device”, Jony Ive et Sam Altman attaquent l’Everest en tongs
Construire un appareil du quotidien, aussi populaire qu’un smartphone et mû par une IA universelle est une tâche titanesque. Les raisons de douter de l’idée initiale sont nombreuses. Sauf si...
• • • La version bullet points :
• Une équipe de designers valorisée à 6,5 milliards de dollars qui fusionne avec le n°1 de l’IA, sur le papier, c’est épatant.
• L’ennui est le smartphone est déjà une plateforme puissante et naturelle pour l’IA et les appareils gagnent constamment en sophistication.
• Produire 100 millions de cette “IA Device” est un énorme défi manufacturier qu’Apple a mis dix ans à maîtriser.
• Le plus probable est une companion device pour laquelle le partenaire stratégique est Apple qui a les cartes en main pour donner toute sa dimension au partenariat.
• • • La version Longue
On a beau aimer la technologie, le hardware, le logiciel, les interfaces, le design industriel et les techniques avancées de manufacturing, l’idée lancée cette semaine par le patron d’OpenAI Sam Altman, et son nouveau buddy, Jony Ive laisse songeur. Je ne parierai pas un cent sur un objet comprenant une IA ultra-personnelle au point de devenir encore plus intime que mon iPhone à qui j’ai déjà l’impression d’abandonner des pans trop larges de mon existence. Cette position mérite quelques explications… et une prédiction.
Résumé de l’épisode de la semaine. Dans cette vidéo polie comme une Bentley, réalisée à grand frais avec le concours de la famille Coppola et une bande originale signée Harry Gregson-Williams, on découvre l’amitié entre Jony Ive, ancien responsable du design chez Apple, meilleur ami de Steve Jobs, et Sam Altman le cofondateur d’OpenAI. Les deux hommes racontent la convergence de leurs visions sur la tech et sur l’avenir de l’intelligence artificielle qui a donc débouché sur la fusion entre OpenAI et LoveFrom, la firme de design de Ive. Celle-ci est valorisée à 6,5 milliards de dollars dans un échange d’actions. L’ensemble prendra le nom de io.
On appelle cela une acquihire lorsqu’une entreprise capture d’un seul coup une équipe talentueuse, en général avec la gourmande approbation des intéressés. Un mode opératoire assez classique dans la tech, employé le plus souvent pour faire un saut technologique dans un domaine précis, ou stériliser le champ de bataille. La fusion OpenAI-LoveFrom valorise chacun des 55 collaborateurs de Ive à 120 millions de dollars, une somme astronomique, mais qui n’est pas le record absolu : lorsqu’en 2014, Facebook a avalé WhatsApp pour 20 milliards, Zuckerberg a payé l’équivalent de 300 millions pour chacun des 60 employés. Un bon deal rétrospectivement, selon deux métriques : le surcroît de valorisation pour Meta (la partie Whatsapp pèserait une centaine de milliards soit x5 le prix d’achat) et surtout le fait que la concurrence a été annihilée en une seule opération ; c’était l’idée de Zuck, comme le confirme le procès antitrust qui se tient actuellement à Washington.
Revenons au sujet. Pourquoi douter du bien fondé de ce projet? Après tout, les équipes en présence sont exceptionnelles. Altman fait la course en tête sur les IA génératives avec les différentes itérations de GPT qui sont, il est vrai, spectaculaires. Ce faisant, il a créé un cercle vertueux, attirant les capitaux et les talents. OpenAI est actuellement valorisée à 300 milliards, ce qui défie les lois de la gravité pour une entreprise qui prévoit de perdre 44 milliards de dollars d’ici 2029. Côté LoveFrom, Jonathan Ive a reconstitué une équipe aussi forte qu’à son apogée chez Apple qu’il a quitté en 2019. A ceci près qu’il n’a rien créé depuis (hormis de faramineux honoraires). Pour lui, il est temps de “transformer” et la pression est forte.
Les objections
1. Le smartphone est déjà une plateforme puissante et omniprésente.
Le peu qu’on sait du nouvel appareil est qu’il sera permanent, plus encore qu’un smartphone. Il sera doté de capacités de perception de l’environnement avec une série de capteurs. Très bien.
Sauf qu’un iPhone 16 ou son équivalent chez Android, font déjà une grande partie du job. Et la version 18 qui sortira au même moment que l’objet-mystère d’io aura encore plus de facilité à saisir son environnement.
Le smartphone est loin d’avoir épuisé son potentiel. Exemple : il y a deux ans, j’ai rencontré le dirigeant d’une superbe startup grenobloise spécialisée dans les puces capables de détecter des odeurs. Elle s’appelle Aryballe et a été créée par des anciens du CEA. Je parie que tôt ou tard, une des puces d’Aryballe se retrouvera dans un smartphone, offrant un puissant outil de diagnostic de la santé d’un sujet grâce aux centaines de Volatile Organic Compounds (VOCs) contenus dans un échantillon d’haleine. Le tableau ci-dessous montre une partie de ce qu’on peut détecter dans un souffle :
Cela n’est qu’un exemple : la combinaison des capteurs d’ores et déjà embarqués dans un smartphone le rend apte à comprendre son environnement autant que le comportement et l’état physique et émotionnel de l'utilisateur. On voit mal ce qu’un nouvel appareil pourrait apporter de mieux, surtout avec l’idée de s’affranchir de la courbe d’une expérience de 15 ans.
2. L’Everest de l’exécution
L’iPhone en est à sa seizième itération, son operating system à sa dix-huitième version. Mettre au point ce genre d’appareil et plus encore développer son environnement est un processus long et complexe.
Commençons par la production des appareils. Altman et Ive évoquent 100 millions d’unités. Cela impose de construire une chaîne manufacturière complète pour un produit qui sera presque aussi sophistiqué qu’un téléphone (sauf l’écran, peut-être, et la gestion d’images et de vidéo en HD). Il aura en tout cas une nuée de capteurs, des modems (wifi, bluetooth, sans doute cellulaire) pour communiquer avec le monde extérieur, un processeur miniaturisé, dédié au traitement de l’IA — peu de chances qu’Apple, Google, ou Huawei le fournissent. Comptez 400~600 dollars de prix coûtant —à condition qu’il soit fabriqué en Chine, le double si Altman, un tech bros qui a fait sa génuflexion devant Trump, suit l’injonction présidentielle de faire du Made in America.
Il est possible que io réinvente la commercialisation avec, par exemple, un abonnement où l’appareil serait vendu pratiquement à prix usine, ou qu’il soit compris dans un abonnement, et où la marge se ferait sur les services, un peu comme le Kindle d’Amazon (excellent produit, mais par comparaison rudimentaire, qui doit coûter 50 dollars à produire).
Le projet impose pourtant de voir grand. OpenAI vise des ordres de grandeur comparables à ceux de Meta ou de Google pour l’adoption de ses IA : des centaines de millions d’utilisateurs, puis un ou deux milliards à maturité. (Un indice de cette ambition est le déploiement mondial des datacenters d’OpenAI).
Pour mettre les choses en perspective, il faut se souvenir que pour produire l’iPhone (avec des pics de fabrication atteignant un million d’appareils par jour entre septembre et novembre), le manufacturier chinois d’Apple a déployé 200 chaînes d’assemblage, chacune délivrant en moyenne 3300 appareils par jour en moyenne sur une année; au total, Apple fait travailler à des degrés divers 5 millions de personnes en Chine. Même si on divise tout cela par dix ou vingt pour le ramener aux ambitions d’OpenAI-io, on mesure à quel point le projet est dantesque.
3. Une companion device
L’objet-mystère peut difficilement être autre chose qu’une companion device associée de façon quasi permanente à un smartphone et/ou un laptop, simplement en raison de la puissance de calcul nécessaire à la gestion d’une IA. Nouvelle difficulté.
Option A : “Open-io” passe un accord stratégique avec Apple ou Google pour une intégration parfaite avec iOS ou Android. Envisageable avec Apple enlisée dans son incapacité à développer des IA qui marchent (on imagine la discussion tendue entre Jony Ive et Tim Cook). Improbable avec Google qui est le grand concurrent d’OpenAI dans l’intelligence artificielle, comme le montre les annonces lors de son grand show annuel Google I/O (résumé ici), avec les démonstrations de Gemini ou Astra.
Option B : Le duo opte pour un appareil totalement indépendant, capable de s’entendre numériquement avec tout le marché. Là encore bonne chance : on voit mal ses concurrents faciliter dans l’allégresse la connectivité à leurs produits. Et puis il faut compter avec la réalité : un utilisateur d’iPhone constate toujours que l’intégration d’un produit tiers est légèrement moins bonne qu’avec un produit Apple (enceintes connectées, écouteurs, périphériques).
Reste la question des applis. Les extensions futures de l’IA ne sont qu’une vaste gamme de services personnels et professionnels. “Open-io” devra donc maintenir sa propre app store, avec des équipes pour créer les outils de développement, le contrôle des apps externes, la création de moyens de paiement, la maintenance, les mises à jour, etc. Faisable, mais complexe et très onéreux.
D’autant que cela ne se fera pas dans la joyeuse effervescence des années 2000.
4. Elément déterminant : l’évolution de la perception de l’IA ne favorise pas le projet
En 2007, l’iPhone est lancé dans un environnement vierge et dans l’enthousiasme général propre aux grandes mutations industrielles (car le smartphone en est bien une). A l’époque, on ne voit que le champ du possible ouvert par ce petit appareil de poche qui permet de se connecter à internet, de stocker sa musique et ses photos. Personne n’imagine qu’il deviendra cette arme de distraction massive et un vecteur d’aliénation générale. La faute en incombe non pas à Steve Jobs mais à Mark Zuckerberg qui a pollué pour de bon l’écosystème numérique.
En 2025, l’intelligence artificielle n’a plus les attributs angéliques du smartphone. Passée la fascination des premières IA génératives, on se demande si leur puissance et leur intrusivité ne vont pas causer encore plus de dégâts que les réseaux sociaux. La migration qui est en train de s’opérer dans l’indifférence générale va faire passer les IA commerciales (ChatGPT en tête), d’un modèle basé sur la consultation — l’utilisateur pose des questions et paie un abonnement — à un modèle d’engagement dans lequel l’IA va chercher à embarquer l’utilisateur dans une relation toujours plus personnelle, et plus intime, en s’adaptant à la personne, en la confortant dans ses attentes et ses névroses —et plus le sujet est jeune et vulnérable, mieux ça va marcher.
Dans ce contexte, l’idée d’un appareil ouvert en permanence, suivant le mood de chacun, y répondant toujours avec un comportement à quelques millimètres de la manipulation, est simplement terrifiante (je reviendrai sur le sujet). Sam Altman n’est sans doute pas aussi tordu et cynique que Zuckerberg, mais on peut nourrir quelques inquiétudes avant d’avoir un tel appareil sur son bureau ou de le porter en sautoir.
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Ma prédiction sur le sujet
A mon sens, rien de tout cela ne verra le jour. En tout cas pas dans la partie hardware. En revanche, compte tenu des ADN en présence, je vois assez bien “Open-io” passer un accord stratégique avec Apple qui ne parvient pas à résoudre “son” équation de l’IA ; Tim Cook doit se mordre les doigts de ne pas avoir acquis OpenAI avant son décollage. Mais il a aujourd'hui la possibilité de s’appuyer sur le tandem de choc pour transformer l’iPhone en une AI-powered device avec une interface révolutionnaire conçue par Jony Ive et un moteur d’intelligence artificielle et des apps sur mesure fournies par OpenAI. Avantage supplémentaire : Apple pourrait imposer les garde-fous éthiques dont il a fait son plus puissant argument marketing (avec quelques bonnes raisons, à condition de ne pas être citoyen chinois).
On ne va pas s’ennuyer.
Merci pour votre temps.
Reinventing the smartphone experience sounds bold, but trying to out-hardware Apple without a decade of supply chain control feels naive. Even as a companion device, how will they handle OS-level access and user trust at scale? Curious to see if this ends up as a licensing play with Apple instead.